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Yves Vargas, Paris.

« De la cacophonie mutine à la voix de Dieu »

Jeudi 26 avril 2012.

 

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Ayant à dire quelques mots sur « la voix du peuple » dans l’œuvre de Rousseau, j’ai feuilleté quelques pages choisies parmi ses œuvres politiques et, par amusement, par goût des bagatelles, j’ai tendu l’oreille, impatient d’y entendre cette voix, car je savais, ayant lu autrefois l’article « Économie politique » que « la voix du peuple est en effet la voix de Dieu »[1].

Entendre une voix, c’est goûter le son de cette voix, se laisser prendre à son charme mélodique comme Émile se trouble aux premiers mots de Sophie sans même s’inquiéter de ce qu’elle a à dire : « Au premier son de cette voix Émile est rendu »[2], c’est être subjugué somme ces peuples qui se prosternent en entendant la voix de Mahomet, une « voix persuasive et sonore qui séduisait l’oreille avant le cœur »[3].

D’autre part, entendre une voix, c’est, bien sûr, recevoir des idées par les mots qui en sont les signes. Quand un peuple donne de la voix, il faut bien qu’on puisse entendre ce qu’il dit, quels sont les mots qu’il prononce, ou, à défaut qu’on sache, au son, au bruit, que le peuple a parlé.

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Rousseau, dans son style si éloquent, ne manque pas d’user de mises en scènes, de personnages allégoriques qui marquent les événements de l’aventure anthropologique ou des mésaventures politiques de l’humanité. Et ces personnages sont assez bavards, et ils scandent la marche de l’humanité par des propos inoubliables. Qui pourrait oublier le premier propriétaire qui « s’avisa de dire ceci est à moi » ?, un dire auquel eût dû répondre le cri de la nature, le cri de celui qui « eût crié à ses semblables Gardez-vous d’écouter cet imposteur »[4]. Chaque contrat douteux entre le riche et le pauvre s’énonce par des dialogues du même type : « Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir l’oppression des faibles, contenir les ambitieux… »[5], c’est ce que dit la voix du riche mal intentionné, comme dirait Luc Vincenti[6], dans le Discours sur l'origine de l'inégalité. Dans « Économie politique », on l’entend bien distinctement aussi : « Vous avez besoin de moi car je suis riche et vous êtes pauvre, faisons un accord entre nous… »[7]. Et dans Du Contrat social, c’est le faible qui déclame un absurde contrat de soumission : « Autant voudrait-on donner le nom de contrat à l’acte d’un homme qui dirait à un autre : Je vous donne tout mon bien à condition que vous m’en rendrez ce qu’il vous plaira »[8], et c’est encore le citoyen corrompu qui prend la parole : « Sitôt que quelqu’un dit des affaires de l’État que m’importe, on doit compter que l’État est perdu »[9].

Parmi ces allégories langagières, je n’ai pas trouvé que Rousseau donnât sous cette forme la parole au peuple, et il semble qu’il ait réservé cette mise en paroles de l’histoire aux seules situations négatives : fraudes des riches, corruption des mœurs, lâcheté des esclaves…

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Qu’en est-il de la voix du peuple ? Pour répondre à cette question il faut bien distinguer deux peuples, le peuple constituant, celui qui opère le passage de la multitude à l’association, et le peuple constitué qui doit faire effort pour se conserver, pour persévérer à l’aide des lois notamment.

Dans ce dernier cas, celui du peuple constitué, la voix du peuple n’est pas absente, elle revient souvent, mais non sous le vocable « la voix du peuple » mais sous un autre bien proche, celui « des voix » du peuple, « voix » étant alors entendu au sens de suffrage, de comptage électoral. Le corps politique est « composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix »[10] ; « Pour qu’une volonté soit générale […] il est nécessaire que toutes les voix soient comptées »[11] ; « … après l’avoir soumis au suffrage libre du peuple »[12]. On sait que le chapitre 2 du livre IV de Du Contrat social traite longuement des « suffrages » et conclut que « du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale »[13]. Une déclaration qui se tire d’un calcul n’est pas très sonore, on en conviendra ! Mais les choses se compliquent encore car toute voix comptée ne compte pas pour une voix du peuple, et les Lettres écrites de la Montagne stipulent qu’ « il ne faut compte[r] les voix qu’après les avoir pesées »[14]. Entre les voix et la déclaration le chemin n’est pas si prompt qu’on pourrait croire. Il serait imprudent, en effet, d’identifier trop promptement la voix du peuple et la majorité des voix ; tout lecteur de Rousseau apprend vite qu’il ne suffit pas d’assembler les citoyens pour connaître la volonté générale, car il se fait de multiples brigues et il se commet autant de séductions qui disloquent cette volonté, de sorte que finalement, les voix comptées ne sont pas l’accès immédiat à la voix du peuple.

Mais cette lecture est probablement restrictive et réduire la voix du peuple aux voix électives méconnaît la force subversive de cette voix. Le peuple constitué parle directement dans les textes politiques de Rousseau ; il parle en sa qualité de législateur. Les lois sont « l’expression de la volonté générale », c’est donc comme faiseur de lois que le peuple fait entendre sa voix, et Rousseau reprend à propos du législateur l’aphorisme latin : il avait dit dans « Économie politique » que « la voix du peuple est en effet la voix de Dieu », il reprend dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne : « Sitôt que la puissance législative parle […] toute autre autorité se tait devant elle ; sa voix est la voix de Dieu sur la terre »[15]. Notons que cette puissance législative, la Diète, regroupe, en Pologne, la « classe équestre » aristocratique et non l’ensemble du peuple ; mais il reste que la Diète est pourvue d’une vraie parole : « Si la Diète […] dit Je veux rester, qui est-ce qui pourra lui dire Je ne veux pas que tu restes ? »[16]. De même, aux Suisses, Rousseau rappelle que « la souveraineté est entre les mains du peuple ; le législateur […] ne parle authentiquement que dans le Conseil Général »[17].

Il semble bien, cette fois, que le peuple se fasse entendre, mais force est de constater que ce n’est pas, dans les cas évoqués, l’ensemble du peuple qui est présent mais seulement une partie éminente de celui-ci, les bourgeois de Genève ou les Chevaliers de Pologne, et on voit que ces Conseils ressemblent assez à des représentants du peuple, qui ne sont qu’un pis-aller.

La voix du peuple, si elle dit le dernier mot en disant la loi, doit pouvoir être entendue dans le moment qui précède cette décision, dans ces moments où le peuple se rassemble pour discuter les lois avant de les voter. Rousseau parle du « peuple en personne » qui ratifie les lois[18], il rappelle que « chez les Grecs […] le peuple […] était sans cesse rassemblé sur la place », et que « une partie des citoyens donnait son suffrage au-dessus des toits »[19] ; il s’agit dans ces cas « d’opiner, de proposer, de diviser, de discuter »[20].

La voix du peuple est ainsi audible, dans les conditions d’un peuple bien établi, présent en personne mais assagi, qui s’occupe de discuter les règles de sa vie commune, et même si quelques uns font entendre des vociférations par-dessus les toits, ces sont voix bien encadrées par des normes strictes.

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Mais qu’en est-il de la voix du peuple qui rassemble ses forces pour s’opposer à la force qui le menace, qu’en est-il du peuple qui se fait peuple quand chaque individu doit renoncer à tous ses intérêts pour mettre sa force à l’unisson des autres forces ? Bref, qu’en est-il de la voix du peuple quand il exerce, non ses droits, mais sa puissance ? Quand une multitude se lève pour se faire peuple, quelle est sa voix ? Lorsqu’un peuple fait entendre sa voix pour protester contre une injustice, cette voix devrait être, en principe, la voix de la volonté générale. C’est ainsi que la « clameur publique » est présentée dans « Économie politique » : « Souvent quand on la choque [la volonté générale] trop ouvertement, elle se laisse apercevoir […]. La clameur publique ne s’élève jamais sans sujet »[21]. De la même façon, Rousseau évoque dans Du Contrat social, le « tumulte qui s’éleva à Rome » pour répondre à la négligence du principe de souveraineté[22].

Pourtant, Rousseau marque généralement envers cette clameur la plus extrême méfiance. Déjà, dans le texte que je viens de citer dans l’article « Économie », il accompagne sa présentation de réserves appuyées et distingue dans la clameur publique les « cris séditieux » des « justes griefs », et il réitère cette prudence dans Du Contrat social où il s’agit encore de « distinguer un acte régulier et légitime d’un tumulte séditieux »[23] ; il stigmatise les acclamations qui empêchent les délibérations et qui sont la marque d’un peuple séduit ou apeuré : « La crainte ou la flatterie changent en acclamations les suffrages, on ne délibère plus, on adore ou on maudit »[24]. On sait d’ailleurs comment il présente l’humanité acclamant le basculement de l’état de nature vers la civilisation : « les cris de joie d’une multitude insensée »[25].

Dans cette perspective on comprend l’insistance qu’il met à monter comment les bourgeois de Genève ont évité que ne se produise quelque émeute, ils se sont divisés « en peloton pour ne pas faire tumulte et cohue »[26]. Le vrai peuple ne fait pas tumulte : « Dans la plupart des États les troubles internes viennent d’une populace abrutie et stupide, échauffée d’abord par des brouillons adroits […]. Mais est-il rien de plus faux qu’une pareille idée appliquée à la bourgeoisie de Genève ? »[27]. Cette bourgeoisie est le peuple authentique en ce qu’elle a écarté tout recours à « un murmure inutile » et à « l’impuissance des clameurs »[28].

Quand les bouches du peuple s’ouvrent, on peut entendre la voix de Dieu mais aussi la cacophonie des mutins : « Je ris de ces peuples qui […] osent parler de liberté […] et […] s’imaginent que pour être libres il suffit d’être des mutins »[29], et la différence est grande car s’il faut respecter la volonté du peuple, il faut mater l’agitation des mutins : « Un peuple inquiet, désœuvré, remuant […] a besoin d’être contenu »[30]. Cependant, quand Rousseau nous explique dans « Économie politique » que l’Empereur de Chine, doit « démêler » les justes griefs et les cris séditieux au sein de la clameur publique[31], il nous indique pour le moins, par ce mot « démêler » que ces voix se ressemblent et se croisent presque indistinctement, autrement dit, c’est bien par une clameur que le peuple s’exprime quelquefois et il n’a pas toujours la sagesse tranquille des bourgeois de Genève.

Par un ensemble de dispositifs, Rousseau s’efforce donc de donner la parole au peuple tout en contenant sa clameur, et pour éviter le tumulte mutin, il s’efforce de penser la puissance du peuple, sans trouble, sans cri, presque sans voix.

Parmi ces dispositifs, il emprunte à Locke l’idée de « consensus » et accepte d’identifier la volonté générale avec l’absence de clameurs : « Les ordres du chef [peuvent] passer pour des volontés générales tant que le souverain [le peuple], libre de s’y opposer, ne le fait pas. En pareil cas, du silence universel on doit présumer le consentement du peuple »[32]. Ce silence peut s’exprimer aussi sous la forme de « l’esprit général de la nation »[33], de son « caractère naturel »[34]. Cet esprit national permet au gouvernement de prendre des mesures sans consulter les opinions à partir de la connaissances des mœurs. Mais ces expédients supposent que le peuple soit libre de réagir, et rien ne saurait donc remplacer le peuple assemblé, et c’est là qu’il faut revenir.

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Il faut à présent considérer le peuple constituant, c'est-à-dire l’assemblement originel, le « pacte social » par lequel une multitude se fait peuple.

Le rassemblement originel, celui qui établit le « pacte », est la manifestation d’une puissance quasi sauvage, puisque les hommes qui s’assemblent sont, avant le pacte, au moment où nous les saisissons, des animaux stupides et bornés[35].

Si on tend l’oreille pour écouter ce que dit le peuple en sa puissance première, au moment du premier assemblement, on est bien déçu, car le peuple ne dit rien : le peuple qui se lève à l’aube de son humanité est muet comme une carpe. Le pacte social est le modèle théorique qui permet de penser dans toute sa généralité, la constitution originelle d’un peuple, et ce modèle est entièrement fondé sur un rapport de forces physiques, un rapport d’où la réflexion, le calcul, la volonté, la conscience, et donc le langage, sont absents. Nous savons tous par cœur ces quelques lignes qui évoquent les « obstacles » qui « résistent » à la force des individus séparément.

Ces individus ne se concertent pas, il agrègent leurs forces pour affronter le danger , et s’ils ne se concertent pas c’est qu’ils n’ont rien à se dire, ils n’ont pas le choix : « Il n’ont pas d’autre moyen pour se conserver que de former par agrégation une somme de forces ». Ils n’ont pas d’autre moyen, il n’y a donc pas lieu de délibérer. Cette agrégation des forces, cette union physique de chacun et de tous est le « contrat », et ce contrat est la solution d’un « problème fondamental » qui est de s’aliéner tout en restant libre, et ce contrat n’est pas, lui non plus, la conséquence d’une délibération, car là non plus il n’y a pas le choix, il s’agit d’une nécessité, d’une loi d’essence : « les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte que la moindre modification les rendraient vaines et sans effet ». La nature de l’acte n’a pas besoin de paroles, ni de volontés ni de consciences. De même qu’un triangle a trois côtés qu’on se taise ou qu’on parle, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou qu’on l’ignore, il a trois côtés ; c’est la nature de la figure et les termes du contrat sont de la même espèce, ce sont des lois structurelles objectives qui se passent de commentaires, elles sont ainsi, « déterminées par la nature  de l’acte » et non par la volonté des acteurs.

Mais Rousseau prend la peine d’enfoncer le clou afin qu’il n’y ait pas d’équivoque et il précise encore : « bien qu’elles n’aient peut-être jamais été formellement énoncées ». On aura bien compris que le mouvement de puissance qui brise la résistance des obstacles n’est ni précédé ni accompagné d’un discours. Dans l’urgence et la nécessité le peuple est acte sans parole, semblable en cela à Rousseau qui s’excuse : « si j’étais prince ou législateur, je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu’il faut faire ; je le ferais ou je me tairais »[36], le peuple ne perd pas son temps à discuter ce qu’il doit faire, il le fait et il se tait. L’énoncé de l’acte, au chapitre 6 du livre premier, est donc un discours méta-historique, qui surplombe l’événement pour en donner la vérité, il énonce les clauses qui n’ont jamais été énoncées et qu’il n’est pas nécessaire de dire, des clauses qui accompagnent l’acte, un (non) dit qui accompagne le faire, un faire historique alors que le (non) dit ne l’est pas.

Ce qui ne signifie pas que cet énoncé soit extérieur à l’événement, il en est la vérité même, une vérité présente mais non dite : les clauses du contrat, jamais énoncées formellement ont un statut, elles sont présentes au sein de l’acte : « ces clauses […] sont tacitement admises ou reconnues ».

« Tacite » : voilà un mot qui mérite attention dans les écrits de Rousseau. Ici « tacite » désigne ce qui est contenu logiquement dans un acte sans être voulu explicitement par l’acteur. Par exemple, celui qui entre en société veut être protégé contre les violences des autres, ce qui implique que les autres peuvent être contraints d’obéir à la loi par la force publique, mais cela implique tout aussi bien que le contractant accepte d’être lui-même contraint s’il déroge à la loi, or il ne peut pas vouloir réellement cela, une telle volonté d’être contraint violerait le principe d’amour de soi, c'est-à-dire le principe premier  de la nature humaine, et pourtant il le veut quand même, ainsi « le pacte social […] renferme tacitement cet engagement […] que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps »[37]. Tacite désigne ce qui n’est pas voulu en tant que tel mais voulu dans la logique de l’ensemble. Ce qui signifie, pour revenir au contrat, que les clauses de ce contrat n’ont pas été voulues par les contractants, ceux-ci ne cherchaient rien d’autre que sauver leur vie et leur liberté, mais cherchant cela, ils ont enveloppé au sein de leur force muette la voix silencieuse qui dit : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale, etc. ».

Faut-il conclure qu’un peuple qui se lève en masse pour sauver sa vie et sa liberté est un peuple sans voix, muet ou tout le moins aphone ? Au contraire, il est permis de penser que cette levée en masse des forces agrégées doit toujours faire tumulte, sans doute ce peuple neuf qui scelle sa naissance doit-il être quelque peu agité. Il est permis de le penser mais Rousseau ne veut pas le savoir et il ne veut rien entendre de ce tumulte, il le tient pour négligeable, un détail qui n’apporte rien à la nature de la chose. Le peuple théorique s’avance sur un refoulement historique.

On trouve une indication de ce refoulement à propos de la Corse. Les « braves Corses » se sont élevés contre l’oppression génoise et cette révolution nationale a fondé leur liberté nouvelle. Mais ces braves Corses, n’ont-ils pas tous les caractères de ces « peuples mutins » qui se croient libres et qui font rire Rousseau à propos des certaines révoltes en Pologne (« je ris de ces peuples qui se croient libres… ») ? Ce peuple corse, corrompu par l’occupation étrangère, réglant ses différents par le crime, fuyant le travail au profit du vagabondage… , n’est-il pas l’exemple même du peuple remuant et désœuvré que Rousseau stigmatise ailleurs, par opposition aux sages et graves bourgeois de Genève ?

Loin de les rejeter, Rousseau leur accorde un singulier crédit : « on les traite de mutins. Comment le sait-on puisqu’ils n’ont jamais été gouvernés justement ? »[38]. Le fait que les Corses aient réussi leur soulèvement suffit à couvrir leurs clameurs, leur tumulte, sous la promesse d’un avenir qui redressera les vices par la justice rétablie sur l’île. Au sein du tumulte corse, il faut entendre les clauses tacites du contrat, et il faut même n’entendre que cela au point que Rousseau prévoyait, comme le montre ses brouillons, de faire jouer aux Corses la scène du pacte social, où ces clauses seraient alors énoncées à voix haute : « Je m’unis de corps, de biens, de volonté et de toute ma personne à la nation Corse pour lui appartenir en toute propriété, moi et ce qui dépend de moi ». Mais cette voix qui clame le contrat social, est-ce la voix du peuple corse ? Est-ce bien le peuple corse assemblé qui entonne de concert ce serment de libre engagement ? Pas du tout, bien au contraire, le serment suppose le silence du peuple : « Corses, faites silence, je vais parler au nom de tous. Que ceux qui ne consentent pas s’éloignent et que ceux qui consentent lèvent la main »[39]. Tous écoutent en silence, les uns partent en silence et les autres lèvent silencieusement la main ; pas tout à fait car ils diront un mot : Amen : « … et tous tenant la main droite levée répondront : Amen »[40]. Dans ce théâtre muet de la scène originaire, on voit comment cette scène joue un rôle de refoulement historique, elle déracine la clameur des mutins qui a effectivement libéré la Corse, pour lui donner un autre sol politique, celui de l’ordre consenti, par cet accouchement sans douleur ni clameur se rétablit la naissance du peuple corse, un peuple libre mais silencieux.

Que la naissance d’un peuple soit sans voix par essence, ou du moins sans voix inacceptable, sans tumulte, est confirmé par quelques textes. Dans Du Contrat social, Rousseau évoque le peuple assemblé et remplace la discussion par une évidence « sentie » par les participants : « Le premier qui les propose [les lois] ne fait que dire ce que tous ont déjà senti, et il n’est pas question ni de brigues ni d’éloquence pour faire passer en loi ce que chacun a déjà résolu de faire, sitôt qu’il est sûr que les autres feront comme lui »[41]. Un seul parle et tous vibrent à l’unisson, la voix du peuple est une musique sourde, un « ensemble » au sens que Rousseau donne à ce mot dans son Dictionnaire musical : « L’ensemble ne dépend pas seulement de l’habileté avec laquelle chacun dit sa partie, mais de l’intelligence avec laquelle il en sent la caractère particulier de la liaison avec le tout »[42]. On sait que Jean Starobinski a longuement souligné le caractère musical de la volonté générale[43], mais il n’a pas insisté sur le fait que cette harmonie métaphorique est au service d’un effacement du discours. Cet effacement du discours au profit de l’harmonie est bien ce qu’on trouve dans les recommandations de Rousseau aux Genevois ; il ne leur recommande aucun programme, il n’avance aucune idée de réforme, mais il leur demande d’adopter tous le même programme, les mêmes idées, il les presse d’éviter la discordance, la cacophonie : « Réunissez-vous ! […] Il s’agit moins ici de délibérations que de concorde ; le choix du parti que vous prendrez n’est pas la plus grande affaire : fut-il mauvais en lui-même, prenez-le tous ensemble, et par cela seul il deviendra meilleur et vous ferez toujours ce qu’il faut faire pourvu que vous le fassiez de concert »[44].

Ces textes que j’ai cités ne sont que des indices et non des théories explicites. A la vérité, la thèse qui confirme nos remarques se trouve clairement énoncée dans l’Essai sur l'origine des langues. Rousseau dit clairement que l’institution politique n’implique pas l’usage de la parole pour autant qu’elle reste fondée sur des besoins physiques, ce qui est le cas du contrat, qui, on l’a vu, ne met en jeu que des forces physiques et l’urgence de sauver sa vie. « Si nous n’avions jamais eu que des besoins physiques, nous aurions pu fort bien ne parler jamais et nous entendre par la seule langue du geste. Nous aurions pu établir des sociétés peu différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui […]. Nous aurions pu instituer des lois, choisir des chefs […] en un mot, faire presque autant de choses que nous en faisons par le secours de la parole »[45].

Un peuple, une nation, sans voix, sans autre langue que les gestes : ce texte singulier est bien sûr dirigé contre Hobbes, Locke et les jurisconsultes qui tous affirment que le contrat social suppose l’usage de la parole, mais au-delà de l’opposition théorique, on peut y voir une inquiétude politique.

Le pacte dont Du Contrat social donne les clauses répond sans doute à Hobbes d’un point de vue théorique, et en ce sens on peut le lire comme la reprise critique du schéma classique du basculement de l’état de nature dans l’état civil ; mais cette lecture n’est peut-être pas essentielle. Rousseau avertit lui-même : « Comme il ne se forme plus de peuple, nous n’avons guère que des conjectures pour expliquer comment ils se sont formés »[46]. Cependant, il est un autre état de nature, décrit par le Discours sur l'origine de l'inégalité, celui où retombe l’humanité sous la tyrannie : « Les sujets n’ayant d’autre loi que la volonté du maître […] tout se ramène à la seule loi du plus fort, et par conséquent à un nouvel état de nature différent de celui par lequel nous avons commencé […]. Il y a peu de différence d’ailleurs entre ces deux états »[47].

Dans cette lecture, les obstacles et la résistance qui menacent la vie des hommes seraient bien la tyrannie politique et non quelque état naturel, et le contrat ne serait pas seulement la naissance originelle et conjecturale des peuples mais leur renaissance historique, attestée par l’histoire : « Il se trouve quelquefois […] des époques violentes où les révolutions font sur les peuples ce que certaines crises font sur les individus […], et où l’État, embrasé par des guerres civiles, renaît pour ainsi dire de sa cendre et reprend la vigueur de la jeunesse au sorti des bras de la mort »[48].

C’est bien en ces termes que Rousseau décrit la situation en Pologne après les révoltes de la Confédération du Bar : « La Pologne […] montre encore tout le feu de la jeunesse […] comme si elle ne faisait que de naître »[49].

C’est donc bien du tumulte de « l’héroïsme populaire »[50] que se constitue le peuple en réalité. Mais Rousseau se refuse à penser une telle révolution, il se contente de l’approuver lorsqu’elle a eu lieu ; quant aux révolutions à venir, Rousseau s’est prononcé dès son premier texte important, dans sa réponse aux objections du roi de Pologne à propos du Discours sur les sciences et les arts : « Il n’y a plus de remède, à moins que quelque grande révolution presque aussi à craindre que le mal qu’elle pourrait guérir, et qu’il est blâmable de désirer et impossible de prévoir »[51].

Position qu’il confirme dans ses Écrits sur l’Abbé de Saint-Pierre ; « Qui oserait dire si cette ligue européenne est plus à désirer qu’à craindre […]. Nul n’ignore combien est dangereux dans un grand État le moment d’anarchie et de crise qui précède nécessairement un établissement nouveau »[52].

On le voit, Rousseau n’ignore pas plus que quiconque que « la voix de Dieu » populaire est « nécessairement » instaurée par « un état d’anarchie », une cacophonie de mutins, risibles peut-être, mais héroïques. Si ce moment n’est jamais mis en parole, ce refoulement de la clameur dans le silence froid de l’abstraction théorique n’est autre que la difficulté à penser une révolution dans ses effets mais sans causalité révolutionnaire. C’était le prix à payer pour oser briser le consensus des Lumières, c'est-à-dire pour sortir de l’idée d’un peuple éclairé fondateur de la liberté, pour s’installer dans l’affirmation d’un peuple réel, un peuple de paysans. Mais il lui fallait aussitôt que ce peuple fût voué au silence afin d’étouffer les cris des gueux et de la populace abrutie et stupide, cette populace qui pourtant sépare les bagarreurs des rues quand les philosophes se bouchent les oreilles[53], cette populace qui compose le genre humain[54] et qui fabrique l’histoire de ses propres libertés sans en appeler aux philosophes dont ils n’ont aucun besoin.

Rousseau a soutenu toutes les révolutions, celle de Genève, celle de Corse, celle de Pologne, mais sans agréer pour autant les actes révolutionnaires eux-mêmes. On pourrait, en guise d’hommage critique, lui adresser cette question de Robespierre à la Convention : « Citoyen, vouliez-vous une révolution sans révolution ? »[55]



[1] « Économie politique », p. 246.

[2] Émile, V, p. 776.

[3] Essai sur l'origine des langues ; p. 409.

[4] Discours sur l'origine de l'inégalité, p. 164.

[5] Discours sur l'origine de l'inégalité, p. 177.

[6] Luc Vincenti, Jean-Jacques Rousseau, l’individu et la république, éd. Kimé 2001, p. 109. Ce n’est pas ici le lieu de discuter sur son interprétation de la légitimité formelle de ce contrat « spécieux ».

[7] « Économie politique », p. 273.

[8] Du Contrat social, p. 433.

[9] Du Contrat social, p. 429.

[10] Du Contrat social, I, VI, p. 361.

[11] Du Contrat social, II, II, p. 369 (note).

[12] Du Contrat social, p.383.

[13] Du Contrat social, p. 441.

[14] Lettres écrites de la Montagne, p. 896.

[15] Considérations sur le gouvernement de Pologne, p. 673.

[16] Considérations sur le gouvernement de Pologne, p. 981.

[17] Lettres écrites de la Montagne, p. 845.

[18] Du Contrat social, p. 430.

[19] Du Contrat social, p.430.

[20] Du Contrat social, p. 438.

[21] « Économie politique », p. 251.

[22] Du Contrat social, p. 428.

[23] Du Contrat social, p. 435.

[24] Du Contrat social, p. 434.

[25] Essai sur l'origine des langues, p. 401.

[26] Lettres écrites de la Montagne, p. 853.

[27] Lettres écrites de la Montagne, p. 889.

[28] Lettres écrites de la Montagne, p. 871.

[29] Considérations sur le gouvernement de Pologne, p. 974.

[30] Lettres écrites de la Montagne, p. 881.

[31] « L’empereur de Chine, persuadé que la clameur publique ne s’élève jamais sans sujet, démêle toujours, au travers des cris séditieux qu’il punit, les justes griefs qu’il redresse ».

[32] Du Contrat social, p. 369.

[33] Projet de constitution pour la Corse, p. 905.

[34] Projet de constitution pour la Corse, p. 913.

[35] « Il devrait bénir sans cesse l’instant heureux […] qui d’un animal stupide et borné fit un être intelligent et un homme » (Du Contrat social, I, 8, p. 364).

[36] Du Contrat social, préambule, p. 351.

[37] Du Contrat social, p.364.

[38] Projet de constitution pour la Corse, p. 917.

[39] Projet de constitution pour la Corse, (fragments), p. 942.

[40] Projet de constitution pour la Corse, (fragments), p. 943.

[41] Du Contrat social, IV, 1, p. 436.

[42] Dictionnaire de musique, p. 808.

[43] Cf. Jean Starobinski, Le remède dans le mal, éd. Gallimard, 1989, p.225 sqq.

[44] Lettres écrites de la Montagne, p. 897.

[45] Essai sur l'origine des langues, p. 378.

[46] Du Contrat social, p. 444.

[47] Discours sur l'origine de l'inégalité, p. 191.

[48] Du Contrat social, II, 8, p. 385.

[49] Considérations sur le gouvernement de Pologne, p. 954.

[50] Projet de constitution pour la Corse, p. 946.

[51] Discours sur les sciences et les arts, p. 56.

[52] Écrits sur l’Abbé de Saint-Pierre, p. 600 et 637.

[53] « Dans les émeutes, dans les querelles de rues, la populace se rassemble : c’est la canaille, ce sont les femmes des Halles, qui séparent les combattants et qui empêchent les honnêtes gens de s’égorger » (Discours sur l'origine de l'inégalité, p. 156).

[54] « Respectez donc votre espèce ; songez qu’elle est composée essentiellement des peuples, et quand tous les rois et tous les philosophes en seraient ôtés, il n’y paraîtrait guère » (Émile, V, p. 510).

[55] Maximilien Robespierre, « Discours à la Convention du 5 novembre 1792 », in Textes choisis, tome 2, éd. Sociales 1973, p. 54.